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La guerre des vivants ne s'arrête jamais : Susan, belle-sœur adorée d'Emily, vivant à cent mètres de là, n'assistera pas à l'enterrement car son mari Austin, frère d'Emily, y a invité sa maîtresse, Mabel Todd. Avant qu'arrive le couple adultère, Susan revêt Emily de son ultime armure blanche puis elle se retire. Le blanc de la robe mortuaire fraîchement repassée éclabousse la pénombre de la chambre dont les stores verts sont baissés. Emily a depuis des années élevé entre elle et le monde une clôture de lin blanc. Dans la bibliothèque du rez-de-chaussée, annoté de sa main, le livre Sainte Agnès de Tennyson. Il y est question d'une nonne, de ses atours « blancs et purs » et de son attente d'un « dimanche éternel ». Une horloge au fond du ciel vient d'arrêter son battant. C'est enfin dimanche. Une femme qui n'a jamais fait de mal à personne attend dans sa robe de neige, cachée derrière la mort, la suite des événements.

On la dépose précautionneusement dans un cercueil blanc que l'on descend dans le hall de la maison paternelle. La porte est ouverte sur le jardin lapidé par le soleil. Des dizaines de papillons aèrent le suffocant bleu du ciel. Les abeilles dorées, qu'Emily arrachait à leur destin d'esclaves en les couronnant dans ses poèmes, bourdonnent pour elle un requiem.

Vinnie, sœur d'Emily, met entre les mains croisées de la morte deux héliotropes à fleurs blanches odorantes, « pour qu'elle les remette au juge Lord » qu'elle aimait. Le cercueil fermé, on pose sur le couvercle quelques violettes fraîches et des fougères à la sérénité crispée. Le pasteur d'Amherst lit un psaume, le révérend Jenkins expédie une prière et le colonel Higginson, frileux découvreur du génie d'Emily, déclame le dernier poème d'Emily Brontë s'ouvrant par une déclaration de bravoure face aux ténèbres : « mon âme n'est pas lâche ». Emily Dickinson adolescente récitait ce poème à sa sœur dans le noir de leur chambre, avant de s'endormir: « Il n'y a aucune place pour la mort / aucun atome qu'elle puisse anéantir / depuis que tu es l'Être et le Souffle / et ce que tu es jamais ne sera détruit. » Plus rien d'autre ne sera dit.

Six domestiques irlandais dont certains aidaient parfois Emily dans son travail auprès de ses rosiers Dennis Scanlon, Orven Courtney, Pat Ward, Dennis Cashman, Dan Moynihan et celui qu'Emily appelait « le gracieux garçon d'écurie », Stephen Sullivan hissent le cercueil sur leurs épaules noueuses, passent la porte arrière dont les volets plaqués sur le mur de briques semblent deux ailes, et, après avoir traversé la grange aux ombres striées d'or, s'enfoncent dans les hautes herbes crépitant d'insectes, suivant les instructions données par Emily pour le jour de ses funérailles : qu'on aille au cimetière à travers champs, sans passer par la rue.

« Quand ce sera mon tour de recevoir une couronne mortuaire, je veux un bouton-d'or. » Le souhait d'Emily est exaucé : le pré derrière la maison est brûlant de milliers de boutons-d'or. Il appartient aux Dickinson : même morte, elle ne sort pas de chez elle et passe sans transition de la chambre d'écriture au trou creusé dans la terre par la pelle luisante du fossoyeur d'Amherst.

La dame blanche
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